Yôko Tawada
- ambrephilippefcg
- 1 août
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 3 jours
« Écrire le long des contours du vent » :
Yôko Tawada, écrivaine de l’entre-deux
Démonter la langue maternelle pour en faire un nouveau chantier est une rude besogne. Mais un autre travail, tout aussi passionnant, consiste à manier littérairement une langue étrangère, qui est, elle, comparable à un éternel chantier[1].

Présentation de Yôko Tawada
Née à Tokyo en 1960, diplômée de l’Université de Waseda où elle a étudié la littérature russe, Yôko Tawada a soutenu en 1998 une thèse consacrée au « jouet et à la magie verbale dans la littérature européenne » à l’Université de Zurich[2], en Suisse. Installée depuis 2006 à Berlin, elle vit et écrit principalement dans la capitale allemande. Elle publie alternativement, et parfois simultanément, en japonais et en allemand, dans un va-et-vient in translatio inédit entre ces deux langues, leurs rencontres imprévues, leurs enrichissements mutuels, les hasards de leurs interactions possibles. Dès son premier livre, mêlant à la fois poèmes et prose, elle écrit ainsi dans les deux langues (une page en allemand, l’autre en japonais), rendant possible une lecture à double sens (en allemand, depuis le début, et en japonais, depuis la fin[3]).
Yôko Tawada — ou Tawada Yôko suivant la langue et le sens de la lecture pour lesquels on opte — est également traductrice (à l’exception de ses propres livres) et le geste de traduction fait pour elle intégralement partie de l’acte d’écriture, qu’il s’agisse d’une fiction romanesque, d’un essai critique ou d’un recueil de poèmes. Son problème est alors moins celui de la ou des langues dans lesquelles on écrit, que celui de la « langue d’écriture ».
Le motif de l’écriture dans sa matérialité visuelle, les échanges de graphie, d’images et de sons entre les signes, les jeux et les coïncidences improbables entre les mots, d’une langue à l’autre, reviennent d’ailleurs dans la plupart de ses œuvres, auxquelles ils apportent leur humour incongru. Ainsi dans l’un de ses récits, inspiré à la fois par Hölderlin et par Benjamin, Le Voyage à Bordeaux, paru en français chez Verdier en 2009 : le début de chaque partie, relatant une journée passée dans cette ville ainsi que les événements massifs ou discrets dont elle a été le théâtre, s’ouvre par un caractère chinois défragmenté, nullement décoratif et encore moins exotisant, mais qui a pour principal effet de faire jouer dans le récit un écartement supplémentaire entre les lieux et les langues, empêchant l’intrigue de se figer dans un topos narratif ou typographique unique et permettant à sa narratrice de demeurer indiscernable depuis le non-lieu singulier, toujours en déplacement, d’une littérature-monde babélienne aux limites coulissantes et aux frontières tremblantes.
On peut aussi y voir le rappel — allant vers son élargissement et sa complexification — d’une expérience primordiale, celle de sa traversée, à 19 ans, de la Russie en Transsibérien, au sujet duquel elle écrira dans Narrateurs sans âmes : « J’ai lu dans un livre sur les Indiens que l’âme ne peut pas voler plus vite qu’un avion. C’est pourquoi on perd son âme quand on voyage en avion, et on arrive à destination mentalement absent. Même le Transsibérien roule plus vite qu’une âme peut voler. Lors de ma première venue en Europe, par le Transsibérien, j’ai perdu mon âme. Quand je suis repartie par le train, mon âme était encore en route vers l’Europe. Je n'ai pas pu l'attraper. Lorsque je suis revenue en Europe, elle était en route vers le Japon. Ensuite, il m'est si souvent arrivé de voler dans un sens et dans l'autre que je ne sais plus du tout où mon âme se trouve. »
« Cette écrivaine nomade et polyglotte », écrit Didier Lassalle, « issue d’un autre achipel, le Japon, a poussé à la perfection l’art de transgresser les limites et les frontières, qu’elles soient réelles ou symboliques. La question des territoires littéraires, linguistiques et culturels, la question de leur identité et de leurs limites, est ainsi au cœur de son œuvre. En effet, son écriture plurilingue et interculturelle induit un processus permanent de déconstruction, de reconfiguration et de déplacement des territoires constitués. Dans une série de conférences prononcées en 2011 à Hambourg, elle a offert à son public l’une des plus belles images contemporaines de l’exterritorialité : “Si jamais je devais écrire un roman historique sur les grands navigateurs, je choisirais comme protagoniste une sirène. Elle voyagera sans navire le long d’une route maritime. Elle restera dans l’eau, sans jamais s’installer sur la terre ferme. Pourtant, elle essayera non seulement de chanter depuis l’eau ou de danser dans l’eau, mais d’écrire sur l’eau[4].” »

En quoi Yôko Tawada est-elle une contemporaine capitale ?
Loin de se limiter confortablement à ce qu’elle nomme un « espace de pensée bien rangé et monoculturel », Tawada élabore une œuvre transfrontalière et hybride, qui se frotte à la fois aux genres de l’essai, du théâtre, de la poésie, du roman, une œuvre en constant déplacement pouvant à la fois délivrer des pages décisives sur Paul Celan et un éclairage précieux sur la catastrophe nucléaire de Fukushima (Journal des jours tremblants), replaçant la littérature au cœur des débats de son temps.
Parmi ces débats, une place toute particulière est apportée à la réflexion sur la xénophobie des temps modernes et les problématiques qui lui sont associées : migrations, hospitalité, droit d’asile, « intégration » ou exclusion des étrangers, contrôle social, défense de la démocratie, antisémitisme et islamophobie. En cela, elle rejoint des combats menés en son temps par André Gide, qui œuvra notamment à l’accueil des réfugiés à travers la fondation du Foyer franco-belge. Gide n’était pas non plus étranger aux questions de traduction : suivant de près la traduction de son texte en allemand, il relevait la qualité de celle de Greve qui, ayant « compris [s]on texte par les sens aussi bien que par le cerveau », lui en faisait retrouver « la température ».
Le jury est notamment sensible au fait que la réflexion de Tawada ne prend pas l’allure d’un pensum idéologique ou intellectuel, mais se voit à chaque instant convoquée sous une forme unique, originale, qui marque immédiatement son style d’écriture et sa manière de penser : une anecdote concrète, un épisode vivant de la vie de tous les jours ou un point de grammaire, toujours exposés avec un humour discret.

En conclusion
Quoique récompensée par des prix prestigieux, au Japon, en Allemagne et aux États-Unis[5], Yôko Tawada ne jouit pas encore en France de la célébrité de l’écrivain de tout premier plan qu’elle est. Le jury du Prix Gide du Contemporain capital aimerait tout particulièrement porter à l’attention du public français l’atypicité de ses textes bilingues, parfois intraduisibles dans l’utilisation qui est faite d’une réalité qui ne peut se vivre que dans le multilinguisme, indissociable de la condition de « déplacé » qui soulève, en même temps que des questions de langues, des questions sociales et politiques.
Dernier livre de Yoko Tawada traduit en français :
Yoko Tawada, En éclaireur, traduit du japonais par Dominique Palmé, Lagrasse, Verdier, 2023.

Extraits
Un jour, dans la librairie, une femme guettait mon arrivée. C’était une connaissance de Friedrich, elle s’appelait Annemarie et faisait partie d’une organisation de défense des droits de l’homme. Elle voulait m’interviewer, discuter avec moi de la situation des artistes et des sportifs dans le bloc de l’Est. Je lui répondis que les droits de l’homme n’étaient pas un sujet pour moi. Elle me lança un regard d’abord déçu puis choqué.
Je compris que moi et les droits de l’homme sommes liés par le destin. Et pourtant, je ne savais que faire de ces droits humains. C’étaient les hommes n’ayant que les hommes en tête qui avaient inventé la notion de droits de l’homme. Un pissenlit n’a pas de droits humains, pas plus qu’un ver de terre ou un lièvre. Une baleine, peut-être. Je me rappelai un texte que j’avais lu jadis pour le congrès sur « Chasse à la baleine et capitalisme » : les grands mammifères avaient plus de droits que les animaux de petite taille, par exemple la souris, et cela tenait probablement au goût de certains humains qui donnent plus de valeur aux grandes choses qu’aux petites choses. Parmi les mammifères qui ne sont pas végétariens et ne vivent pas dans l’eau, nous, les ours polaires, sommes les plus grands. À part cela, je ne voyais pas la raison pour laquelle on me courait après pour m’attribuer les droits de l’homme.
*
J’étais justement en train de sucer mon crayon en rêvassant lorsque je reçus un télégramme me convoquant à une réunion le lendemain. Le sujet de la discussion serait : « Les conditions de travail des artistes ».
Les réunions, c’est comme les lapins : en général, on constate lors d’une réunion qu’une autre réunion est nécessaire et les réunions se reproduisent à toute vitesse. Si on ne fait rien contre, elles seront bientôt tellement nombreuses que même si chacun de nous sacrifiait chaque jour la plus grande part de son temps à des réunions, nous n’arriverions plus à couvrir les besoins. Il faut que nous trouvions quelque chose pour abolir les réunions. Sinon, nos derrières s’aplatiront à force de garder la position assise, et par-dessus le marché, toutes les organisations et les institutions s’effondreront sous le poids de nos derrières. De plus en plus de gens finissent par utiliser leur tête principalement pour imaginer une excuse crédible pour sécher la prochaine réunion. Le virus du prétexte se répand plus vite que n’importe quelle grippe dangereuse. De fait, tous les parents réels et fictifs doivent mourir plusieurs fois dans leur vie pour que leur enterrement puisse servir d’excuse. Je n’ai pas de famille que je puisse expédier vers une mort fictive. Ma constitution physique est, par nature, incompatible avec la grippe, donc je n’ai aucun prétexte. Le temps passait, je me perdais dans mon agenda attaqué par la moisissure noire des rendez-vous inscrits.
Histoire de Knut [Der Doppelgänger], traduit de l'allemand par Bernard Banoun, Lagrasse, Verdier, 2016.
*
Phonétique plus ou moins
Être fidèle
Pas à toi, mais au présent
Fidèle au son,
Écrire le long des contours du vent
Rendre au tronc sa légèreté
Oublier les branches
La structure est l'ombre des squelettes
Au rancart la racine
Évite le soleil.
Aventures dans la grammaire allemande, traduit de l’allemand par Bernard Banoun, Lille, La Contre Allée, 2022.
[1] Tawada Yôko, "Un hôte pas invité", traduit de l'allemand par Bernard Banoun, dans Didier Lassalle et Dirk Weissmann (éds), EX(TRA)TERRITORIAL, Reassessing Territory in Literature, Culture and Languages / Les Territoires littéraires, culturels et linguistiques en question, Amsterdam-New York, Rodopi, 2014, p. 44.
[2] Spielzeug und Sprachmagie in der europäischen Literatur: eine ethnologische Poetologie, Tübingen, Konkursbuchverlag, 2000.
[3] Nur da wo du bist da ist nichts (Il n’y a rien là où tu es, seulement là, rien), Tübingen : Konkursbuch Verl. C. Gehrke, 1987.
[4] Didier Lassalle et Dirk Weissmann (éds), op. cit. La citation de Tawada est traduite par Didier Lassalle.
[5] Entre autres, le Prix Akutagawa en 1993 pour Inu muko iri (Le Mari était un chien), la médaille Goethe en 2005, le prix Kleist pour l’ensemble de son œuvre en 2016, le National Book Awards de littérature traduite en 2018.