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Ananda Devi

Dernière mise à jour : 4 août

« L’Irréductible » :

Ananda Devi

 

Insomniaque, je compte la nuit mes identités visibles et invisibles, silencieuses et ostentatoires. J’en suis arrivée à mille six cent dix-huit sans parvenir à endormir ma vigilance. Demain, quand les pourvoyeurs d’identité sonneront à ma porte, que leur répondrai-je ? J’ai beau trancher dans le gras de mes allégeances, elles se montrent rétives à toute tentative de simplification. Je suis un mille-feuille identitaire parfumé au sirop de canne[1]. 

 

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Présentation d’Ananda Devi

 

Ananda Devi est une écrivaine mauricienne née en 1957 à Trois-Boutiques, au sud-est de l’île Maurice, dans une famille d’origine indienne. Elle remporte un concours d’écriture à 15 ans et publie à 19 ans son premier livre, un recueil de nouvelles intitulé Solstices. La « douceur des contes » et l’ambiance du village bercent ses jeunes années, lui insufflant dès l’enfance un certain rythme, une certaine sensualité : « Quand on ouvre les yeux à Trois Boutiques, on ne peut empêcher un rythme d’entrer dans la chair. Trois syllabes. Cliquetis du bout des ongles sur un clavier, tic-tic-tic. Trois comme les sœurs qui y grandissent, ouvertes à tous les bruits. Odeurs saisonnières du fangourin et du fumier. Père vêtu du duvet dru des cannes, odeur de terre fumée, et dont les yeux portent la douceur mystérieuse des contes. »

 

En 1982, elle obtient un doctorat d'anthropologie sociale à la SOAS, School of Oriental and African Studies (École des études orientales et africaines) de l’Université de Londres, pour une étude portant sur L’identité ethnique telougou à l’île Maurice, qui examine l'importance de l'identité ethnique pour les sous-groupes de la communauté indienne, notamment le groupe de langue télougou, sous-groupe régional et linguistique de la communauté indienne, tant au niveau villageois qu'à l'échelle sociale globale du pays. Cette réflexion sur les définitions ethniques et les paramètres identitaires, leurs ressources comme leurs stratégies ou les manipulations possibles dont elles peuvent devenir le support, se retrouvera plus tard dans nombre de ses romans.

 

Depuis, elle vit à Ferney-Voltaire, à la frontière suisse, où elle se consacre à l’écriture.

 

 

En quoi Ananda Devi est-elle une contemporaine capitale ?

 

C’est une œuvre foisonnante nourrie pour grande partie de romans, mais où figurent aussi des récits, des nouvelles, des recueils de poèmes (en français et en créole), des scénarios de films, des essais (en anglais et en français) et un livre pour enfants. Elle se déploie à la croisée des langues, des continents et des identités, plurielle, irréductible à l’une quelconque de ses appartenances ou de ses problématiques : « Irréductibles. Quel beau mot ! Y pense-t- on assez ? Ne pouvoir être réduits... Ne pas accepter d'être réduits au silence, à moins que soi, à l'indifférence, à la passive acceptation de l'ordre établi... » (La nuit s’ajoute à la nuit).

 

C’est une œuvre dense, multiculturelle, multilingue même si y domine largement le français, mais un français frotté d’autres langues, ondoyant et précis à la fois, une œuvre ouverte sur le monde, en phase avec les grandes questions qui le traversent ou le transpercent : la haine identitaire, religieuse ou autre, la querelle des identités, les migrations et les frontières, la rencontre des cultures et la coexistence des peuples, fraternelle ou fratricide, « la chape de plomb du racisme primaire et de la bêtise endémique contre lesquels les meilleures intentions ne peuvent que se fracasser ».

 

Peu à peu, les fresques intimes du début laissent la place à des livres de plus en plus ambitieux, comme Eve de ses décombres (2006), livre court mais polyphonique, roman choral à quatre voix sur une jeunesse mauricienne en détresse : à partir de Troumaron, une banlieue de Port-Louis dans la minuscule île de Maurice, Devi pose avec maestria les grands problèmes des banlieues modernes. L’écriture est souvent introspective (les narrateurs y sont traversés par des blessures intimes, des tensions identitaires, une quête de soi), mais elle convoque désormais également les émeutes ethniques, les luttes infra-politiques, la violence des réseaux sociaux, tout comme les grandes questions du passé et du présent : l'antisémitisme et l'intégrisme, le génocide des Juifs et l’esclavage par exemple, se relaient dans sa réflexion mémorielle, comme le montre exemplairement son maître-livre sur la prison de Montluc, La nuit s’ajoute à la nuit.

 

Dans la palette des thèmes qu’elle aborde, celui de la place des femmes dans le monde moderne, et de la violence qui est leur est faite, en Europe mais aussi sous d’autres latitudes (l’Inde ou l’océan Indien par exemple), a particulièrement retenu l’attention du jury. Loin des modes et des emballements médiatiques, mais au plus près des questionnements contemporains, Devi est une des écrivaines qui fait entendre avec le plus d’acuité la parole des femmes, non pas idéalisées, mais puissamment humaines, vulnérables, révoltées. Y règne une certaine violence, car elle nomme sans détour les oppressions, la brutalité sociale et corporelle, mais aussi une parole de libération, féminine et insurgée.

 

C’est une œuvre qui a des choses à dire et qui les dit, sans fards, notamment sur ce que Devi nomme « le règne des petits » : « Les hautes aspirations sont oubliées dans la poursuite du rien. Tu vois des êtres hypnotisés, enfermés dans un caisson isolant, qui n'osent plus sortir d'eux-mêmes de peur de s'égarer à jamais. Tu vois des visages mâchouillant des mots infâmes, des mots de mépris, des mots annulant l'âme. Les mots ont changé de destin. » (Le règne des petits). Son œuvre est aujourd’hui sans conteste une de celles qui permet de ne pas céder à « la petitesse du présent » (Les hommes qui me parlent).

 

Il faut dire un mot pour finir de son style. C’est une œuvre qui ne se paie pas de mots. En quelques instants, elle peut planter un décor, que ce soit celui d’une île exotique (« Il pleut aujourd’hui, une grande pluie verte qui silence les oiseaux ») ou d’un immeuble londonien (« Rien qu’une cachette de souris, trois étages oblongs, trois couloirs pentus parcourus en trois pas, maison de pain d’épices dont elle ne sort plus, où elle ne respire presque plus, mais qu’elle surveille avec une patience de louve malade »). Elle ne craint pas de s’attarder sur un détail jusqu’à l’hallucination : la forme d’une main, le grain d’une peau, l’inflexion d’un sourire... Mais elle ne dédaigne pas non plus se laisser aller à l’exploration progressive d’une conscience humaine, sur de longues pages, soit par petites touches distillées par courts chapitres et personnages distincts (Le Jour des caméléons), soit par mélopée lancinante et envoûtante (Moi, l’interdite).


Enfin, sous ses réalisations plurielles, le ton de cette œuvre est unique : c’est une langue poétique, travaillée sous ses allures simples, sans place pour le mélodrame ou le larmoyant, malgré la rudesse des sujets auxquelles elle choisit parfois de se confronter. L’instrument que s’est forgé depuis son enfance Ananda Devi peut aujourd’hui jouer de toute une gamme d’effets : révolte, humour, description, critique sociale, réflexion… Son univers n’en a pas moins une grande cohérence, donnant pour finir toujours voix aux marginalisés, aux invisibles, aux insulaires blessés, avec une langue où la beauté n’efface jamais la rage, ni l’émerveillement.

 

En conclusion


La fiche Wikipédia d’Ananda Devi précise qu’elle ne « doit pas être confondue » avec la Nanda Nevi. La Nanda Devi, signifiant « déesse de la Félicité » (de devi, « déesse », et nanda, « joie »), est la plus haute montagne entièrement contenue dans le territoire indien. C'est aussi le plus haut sommet de la chaîne du Garhwal. Le jury pense tout au contraire que c’est là une confusion qui lui irait bien, tant l’écrivaine mauricienne d’origine indienne lui semble aujourd’hui au sommet de son art.


Ananda Devi a certes déjà reçu plusieurs prix bien mérités, d’abord francophones (Prix des cinq continents de la francophonie et prix RFO du livre en 2006), et son public comme ses récompenses s’est considérablement élargi depuis quelques années (Prix Ouest France-Étonnants Voyageurs et Prix Femina des Lycéens en 2021, Prix de la Langue Française en 2023) jusqu’au prestigieux Neustadt Prize pour l'ensemble de son œuvre en 2024. Mais le jury insiste : Ananda Devi n’est plus seulement aujourd’hui une écrivaine dont le renom va croissant, ni même seulement « l’une des auteures les plus singulières de la littérature francophone contemporaine », mais une des voix les plus puissantes de la littérature mondiale.

 

Dernier livre d’Ananda Devi :

La nuit s'ajoute à la nuit, Paris, Stock, Coll. « Ma nuit au musée », 2024.

 

Extraits 


Elle avait quinze ans pendant la guerre. Quinze ans, l’âge où l’on doit prendre ce que l’on trouve, embrasser à pleine bouche tous ces garçons magnifiquement coincés dans leur tenue militaire, les retenir de son envie, de son corps, de ses cheveux, de ses enlacements, pourquoi faire semblant quand le temps est compté, pourquoi prétendre que tout ce petit jeu ne finit pas par se résumer uniquement à cela, le sexe sous toutes ses formes, sous tous les toits, dans les voitures, dans la campagne, sous le blé, dans les arbres, dans les nuages, dans les orages, sous les bombes, le sexe qui déchire les mauvaises étoffes et ruine les coiffures laquées et froisse les peaux sucrées ? Que cela devait être bon de sentir qu’on en avait après tout le droit, pour ne pas les perdre, ces beaux gars solides et rugueux des campagnes, pour ne pas laisser s’échapper cette énergie qui fuirait si vite lorsque leur train les emmènerait vers leur destin trop bien deviné ! Et les parents faisaient semblant de ne rien voir parce que c’était aussi cela, être patriote à cette époque, mettre la langue dans la bouche et la main sur le sexe d’un garçon pour lui dire de revenir, pour lui dire de se battre et de se protéger aussi, pour lui dire de ne pas perdre espoir au plus fort de la peur et des éclaboussures de peau et des fragments d’os dépassant d’une plaie et des visages à moitié disparus, tu reviens, d’accord, et le souvenir du baiser, et la trace rouge du baiser, et la boursouflure du baiser ne disparaîtraient pas, même lorsque leurs yeux s’ouvriraient à l’inanité de la guerre au moment où d’autres yeux se refermeraient pour l’avoir vue de trop près.

Les jours vivants, Paris, Gallimard, 2013.


 *


Commencer par le vide.
C’est toujours ainsi que s’ouvre un texte. On entre dans le lieu des impossibles, où s’esquissent plusieurs chemins, où la lumière est si pâle qu’un seul pas est éclairé. Le prochain s’aventurera dans le noir.
Mais il ne s’agit pas d’un texte. Ce pas m’entraîne vers une autre réalité.
Un mémorial, de vides et de silences.
Ce qu’il me transmet est une injonction : je dois à mon tour me vider de toute intention ; me mettre à l’écoute. Ne pas entrer en état d’écriture afin de ne pas gauchir le parcours à peine entamé. Me laisser porter, emporter, transporter. Voire fracasser. La vague sera forte. Je dois rester debout.
Ce pas que je fais, par cette nuit venteuse, sous cette pluie violente, franchissant avec une sorte de fermeté la porte, comme si j’écrasais le corps d’un ennemi, ce pas, me semble-t-il, me coûtera. Je ne pénètre pas dans une enceinte mais dans un corps pulsant de menace : une matière combustible. Je m’y plongerai. Je m’y immergerai. Ceux qui y sont m’attendent.
Qui est cette intruse, disent-ils, cette interlope qui n’a nulle part sa place, qui n’appartient à rien, qui n’a pas d’identité parce qu’elle n’en choisit aucune, de quel droit pénètre-t-elle ici, où les différences ont pesé lourd, si lourd qu’elles ont été une lame sombrant sur un cou ?
[…]
J’avance.
Je jette un coup d’œil en arrière, comme une prisonnière contemple la liberté pour la dernière fois. Dans le ciel nuageux, une trouée précise comme une pièce de monnaie. De l’autre côté, un bleu indigo, légèrement strié d’or pâle, rémanence crépusculaire ou halo d’une lune orangée, je n’en sais rien. Me dit-il de reculer ou de continuer ?
Hier, déjà, avant de partir, le ciel de mars s’était chargé, en pleine journée, d’un nuage si sombre, l’air s’était épaissi d’une telle aigreur, et le cerisier du jardin m’avait semblé si vieux, si figé, non mort mais pétrifié, que j’y avais lu je ne sais quelle annonce de désastre. Un grand vent, puis, soudain, une immobilité absolue. Les lumières allumées ne dissipaient pas cette sensation d’être en suspens, d’être maculée d’un souffle vénéneux : une oraison funèbre qui m’était destinée. Je ne voulais pas croire en un quelconque présage. Je savais que mon imagination était capable de m’entraîner bien loin hors de ma brève vie, et que celle-ci n’en resterait pas moins petite et étriquée. À quoi m’attendais-je ?
Je visiterais une prison. Un mémorial. C’était tout.
C’est tout, me dis-je à présent.
J’entre.
Aussitôt, le poids de la prison de Montluc s’installe, tel un oiseau lourd et familier, sur mes épaules.

La nuit s’ajoute à la nuit, Paris, Stock, 2024.


[1] Extrait de « Flou identitaire », Je est un autre, pour une identité-monde, Paris, Gallimard, 2010.

© Prix Gide du contemporain capital 2025

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