Discours d’ouverture
- ambrephilippefcg
- 17 oct.
- 5 min de lecture
Le 4 septembre dernier, le premier prix Gide du Contemporain capital a été remis à l'écrivaine mauricienne Ananda Devi. Nous retranscrivons ici le discours prononcé à cette occasion par la directrice de la Fondation Catherine Gide, Ambre Philippe.
Bonsoir à toutes et à tous. Je suis très heureuse d’ouvrir cette première cérémonie de remise du Prix Gide du Contemporain capital au sein du Musée Bourdelle.
Mes premiers remerciements vont donc naturellement à sa directrice, Ophélie Ferlier Bouat, qui nous a ouvert les portes de ce magnifique musée, ainsi qu’à son équipe, qui a été d’une grande efficacité.
Je tiens également à remercier les représentants d’un autre lieu exceptionnel, véritable sanctuaire pour les arts et les sciences, mais aussi la nature et l’agriculture, la Fondation des Treilles, représentée par sa présidente Maryvonne de Saint Pulgent, et son directeur, Guillaume Bourjeois.
Je voudrais également remercier les représentants des éditions Gallimard, qui honorent par leur présence le lien historique entre André Gide et la maison d’édition que nous connaissons tous, unique dans le paysage littéraire français.
Nous avons aussi le privilège d’avoir parmi nous ce soir une ambassadrice et un ambassadeur. Merci à Mme l’Ambassadrice Catherine Cudré-Mauroux, Représentante permanente de la Suisse auprès de l’OCDE, de nous faire le plaisir d’être là. Merci à Son Excellence Joël Marie Rault, Ambassadeur de la République de Maurice en France, d’être présent.
Maintenant, j’aimerais remercier, du fond du cœur, un passeur, le président de la Fondation Catherine Gide, Peter Schnyder, qui porte l’œuvre de Gide avec une patience et une ardeur hors du commun. Merci de soutenir ce Prix, et à travers lui, une vision particulière de la littérature.
Il me faut exprimer aussi à Michaël Ferrier toute ma reconnaissance. Nous avons autour de nous des œuvres monumentales, qui sont le résultat d’un travail de chaque jour, et qui, malgré leur aspect figé, témoignent avant tout d’un mouvement. Ce Musée est d’abord l’atelier de Bourdelle. Grâce à l'implication de Michaël Ferrier, ce prix a une forme singulière.
Mes derniers remerciements s’adressent à vous tous, ou plutôt, à chacun d’entre vous. Chaque personne ici présente a été invitée pour sa compétence, pour son talent, pour son amour de la littérature, pour son amitié. Un immense merci d’être là ce soir, pour assister à la naissance de ce Prix.
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Vous avez dû remarquer en entrant dans le Hall des plâtres, inscrite sur le frontispice, cette citation d’Antoine Bourdelle s’adressant à son maître, Rodin :
« Dans la vie d’une sculpture, un plan superficiel est un incident, mais un plan profond, constructif, est une destinée… »
Ce que nous allons récompenser ce soir, c’est ce plan profond, c’est cette destinée, en écho à ceux qui nous ont précédés et qui ont été les contemporains capitaux de leur temps : Bourdelle comme Gide, dans le domaine de la sculpture et de la littérature.
Lorsque la Fondation Catherine Gide a décidé de lancer un prix littéraire, il lui a paru évident de faire appel à un auteur qui représente un carrefour entre les mondes et les langues, du kanji aux alphabets qui forment le français comme le créole, un écrivain corallien, dans la lignée du Gide si célèbre, qui écrivait :
« Né à Paris, d’un père uzétien et d’une mère normande, où voulez-vous, monsieur Barrès, que je m’enracine ? J’ai donc pris le parti de voyager. »
Quand nous avons cherché à nommer ce prix, le terme de « contemporain capital » s’est imposé, tout en nous paraissant difficile à porter. Comment assumer aujourd’hui la grandiloquence d’une telle expression, tout en reconnaissant que les balises sont plus que jamais indispensables à nous orienter ?
« ANDRÉ GIDE, LE CONTEMPORAIN CAPITAL » était le titre d’un article du critique et dessinateur André Rouveyre, publié en 1924. D’une certaine manière, Gide est aussi devenu le contemporain capital de son temps grâce à cette expression, qui a su capter la place qu’il a occupée, et le rôle, comme il le disait, d’inquiéteur, qu’il a assumé, et qui ont permis à ses livres d’être lus et traduits de manière exhaustive dans le monde entier.
Or, Gide n’est pas le seul qui mérite d’être reconnu comme étant un contemporain capital, et il nous a paru intéressant de chercher parmi nos contemporains des écrivains qui, comme lui, cristallisent les questions de notre temps.
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Cette année, le jury du Prix Gide du contemporain capital a nommé 4 finalistes. Baptiste Morizot, Eric Chevillard, Yoko Tawada et Ananda Devi.
Sous des apparences très différentes, ces quatre finalistes se rejoignent dans leur manière d’inscrire à même la langue, dans la matière des mots, une pensée nécessaire, c’est-à-dire, même sans que cela soit revendiqué, politique.
Nous avons tenu à ce que ce Prix s’oriente vers des écritures transgressives, non pas au sens où elles chercheraient impérativement à déranger ou à choquer, mais des écritures qui transgressent dans le sens où elles permettent un dépassement, une avancée, où elles permettent une percée dans la complexité du monde, à travers un renouvellement des dispositifs narratifs. Ce sont des textes qui interrogent, qui inquiètent, les notions de frontières, de genres, et même d’espèces.
Baptiste Morizot s’est fait connaître par un livre magnifique, Les diplomates. Cohabiter avec les loups sur une carte du vivant, qui va chercher des solutions à nos conflits avec d’autres espèces dans une diplomatie du vivant. Son œuvre ensuite n’a cessé de se construire autour de sa pratique du pistage, de sa connaissance du terrain, tout en développant une philosophie de l’écoute et de l’attention. C’est une écriture philosophique, mais aussi poétique, pratique, qui donne des mots pour penser la catastrophe écologique que nous traversons, mais aussi pour agir. Son dernier livre, Rendre l’eau à la terre, par exemple, trouve en la figure du castor un Ambassadeur du lien à l’eau…
Yoko Tawada est une écrivaine japonaise qui vit en Allemagne. Elle écrit en allemand et en japonais, rendant difficile la traduction de ses textes, mélangeant les genres et les langues. Elle représente une identité-monde, à rebours du fantasme de l’identité unique dans laquelle se servent les politiques d’exclusion et les guerres. Ses textes sont pleins d’humour, à la fois poétique et cocasses et, comme Eric Chevillard, comme Baptiste Morizot, elle se soucie aussi bien des hommes que… des pissenlits.
Eric Chevillard est un auteur prolifique, qui tient depuis 2007 un blog qui donne lieu à des publications en volume sous le titre L’Autofictif. Son maniement des mots est d’une précision extrême, son humour rare, son ironie, féconde. Sur son blog, on peut lire à la date du 2 septembre : « Mince alors, m’échappe le Prix Gide du Contemporain capital… Mais est-ce à dire que l'on va me décerner le Prix Henry Bordeaux du Fossile quelconque ? »
Lorsque je les ai informés de leur sélection pour ce prix, un des trois finalistes a terminé son courriel en me souhaitant « le meilleur dans ce monde de fous ». C’est très précisément, me semble-t-il, ce monde de fous qui est la matière dans laquelle sculpte notre lauréate 2025, Ananda Devi.
Ananda Devi porte une œuvre courageuse, et j’ose le mot, monstrueuse, qui rappelle le Centaure mourant devant lequel nous nous trouvons, et qui représente peut-être, au-delà d’Antoine Bourdelle lui-même, tout artiste, mi-humain, mi-animal, à la croisée des mondes.
Nous allons à présent entrer dans cette œuvre à travers cinq extraits lus par différents écrivains et artistes, car toute littérature est avant tout, même écrite dans le secret d’un corps et d’un lieu, une aventure collective et, grâce à la violoniste Katia Viel, entendre trois morceaux de l’intemporel Bach ainsi que la magnifique danse des ombres d’un autre contemporain de Gide, Eugène Ysaÿe.



