Discours d’Ananda Devi
- ambrephilippefcg
- 15 sept.
- 3 min de lecture

Le 4 septembre dernier, le premier prix Gide du Contemporain capital a été remis à une contemporaine capitale, Ananda Devi. L'autrice mauricienne a prononcé son discours sous le “Centaure mourant” du Musée Bourdelle, à Paris.
C’est un honneur et un bonheur que d’être présente ce soir parmi vous, et de recevoir cette belle reconnaissance pour laquelle je remercie le jury du prix Gide, la fondation Catherine Gide, mes éditeurs, mes amis écrivains, mes amis tout court, ma famille – et ce, avec d’autant plus d’émotion que le passage du temps me fait prendre conscience de tout ce que cela a de précieux.
Ceux parmi vous qui me connaissent savent que je n’aime pas faire de discours, que j’aime beaucoup moins ma parole que mes écrits, et c’est peu dire ! Mais si je me tiens devant vous ce soir dans ce sari bleu, c’est pour rappeler les couleurs du ciel de mon île natale et de ce lagon qui l’entoure et qui coule dans mes veines ; c’est aussi pour exprimer, malgré la noirceur de mes livres, la lumière de cette écriture entrée en moi dès l’enfance et qui m’a ouvert des chemins si beaux, si tortueux. Le bleu d’un miracle, dirais-je presque. Le bleu des découvertes littéraires si importantes qui m’ont aidée à cheminer. Le bleu aussi, peut-être, des rêves interdits que ces écrivains ont nourris.
Ainsi de la poésie trouble des Nourritures terrestres, que j’ai lu à 16 ans sans la comprendre et sans éprouver la nécessité de la comprendre autrement que par ce qu’elle insufflait à mes sens, à mon corps s’éveillant à la sensuelle magie de son île. Chaque page me révélait quelque chose, non de moi-même, mais des sentiers détournés qu’empruntent les phrases pour parvenir à une sorte de révélation. La liberté, écrit Gide, est une route à élire dans un pays de toutes parts inconnu où chacun fait sa découverte. N’est-ce pas là une belle définition du roman également, ce pays de toutes parts inconnu ?
J’ai plaisir à penser que peut-être le nom de Mallacre, le proxénète aux yeux jaunes et à la sexualité magnétique qui apparaît dans mon premier roman, un nom qui n’existe pas à Maurice, contient une assonance inconsciente avec celui de Ménalque…
Insurrection et sensualité. Poésie et perversité. Rigueur et liberté. Ils m’ont tout appris, ces écrivains amis, aimés.
Je n’ai pas, je vous l’avoue, relu Gide depuis. Mais était-ce nécessaire ? Il a accompli son œuvre de formateur pour l’adolescente que j’étais. Rien qu’en pensant à ses livres, je me souviens de qui j’étais. Je sais que quelque chose de lui est entré dans mon esprit et dans mon corps, en même temps que l’envie irrépressible de briser les chaînes qui nous enserrent.
Bien plus tard, Toni Morrison dira ceci : Mes débuts de romancière s’évertuaient à créer un inconfort, un malaise, afin que le lecteur soit obligé de faire appel à une autre source de savoir.
C’est-à-dire un savoir puisé au plus profond d’eux, hors du formatage que l’éducation, la tradition, la socialisation et le conditionnement opèrent. N’est-ce pas là le fondement même de la littérature, inspirer sans contraindre, enflammer sans fanatisme, ouvrir des portes à l’intérieur des portes, libérer la pensée de ses propres emprisonnements ?
Mais parfois, les acquis sur lesquels nous reposons notre savoir et nos convictions sont si fragiles qu’une simple secousse suffit à les ébranler. Non que nous manquions de persistance mais parce que la terre elle-même tremble sous nos pieds. L’époque que nous vivons ne nous semble peut-être particulière que parce que nous sommes en train de la vivre, alors que chaque époque a toujours été particulière, menaçante, instable, voire sismique. S’agit-il d’une rupture, d’une discontinuité ou au contraire d’un cycle annoncé, présagé par des signes que nous n’avons pas voulu voir ?
Le bleu que je porte me semble alors taché de ce noir qui nous entoure. Il n’a pas sa place ici. Il est une mauvaise plaisanterie.
Que faire, me demande-t-il, face aux monstres du chaos ? À cette course en avant vers la chute libre pour tous sauf pour quelques élites ? D’où viendra l’espérance ? Comment faire face aux atrocités qui se déroulent sous nos yeux au mépris de la valeur humaine ?
Mais, lui dis-je, tant qu’il y aura la pensée, tant qu’il y aura la raison, l’émotion, la conscience, l’éthique, la morale, ou la simple et belle humanité, nous survivrons. Et même si tous nos moyens peuvent sembler bien dérisoires face à ces pouvoirs, se taire n’est pas une option. Écrire, peut-être, l’est, par la myriade de sens que la littérature parvient à conjurer du chaos.
Surtout le sens du fabuleux, du mythique, de l’intemporel, celui qui fait que, toujours, les livres seront notre refuge, notre révolte, notre consolation et notre combat. Et ce, jusqu’à notre dernier souffle.
Je vous remercie.


