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Baptiste Morizot

Dernière mise à jour : il y a 6 jours


« Des terres qui ne connaissent pas le sentier » : Baptiste Morizot

 

[Le pistage] nous place dans la même position que lors des traques et cueillettes originelles, où l’on ne peut qu’espérer la rencontre, sans la forcer : c’est une pratique qui nous situe dans une métaphysique de l’influence, sans pouvoir appliquer notre volonté sur la rencontre pour la provoquer. Pister prépare la rencontre, mais ne la force pas ; elle devient par là un événement d’une autre magnitude. Pister restitue ici cet état intérieur devenu rare : l’état d’alerte, d’attention flottante et amoureuse à l’égard de l’imprévu. À l’aube, partir juste pour rencontrer, sans savoir qui ni quoi. C’est un nom possible de la vie[1].

 

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Présentation de Baptiste Morizot

 

Baptiste Morizot, né en 1983 dans le Var, habitant de la Drôme, est maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille et « philosophe du vivant ». Il est l’auteur d’une œuvre déjà prolifique, qui s’ouvre avec une première publication remarquée en 2016 : Les Diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant[2], et se poursuit jusqu’à Rendre l’eau à la terre[3] en 2024. Animé d’un dynamisme à la fois individuel et collectif, en ce qu’il s’exprime dans une langue singulière tout en engageant des collaborations avec des intellectuels et des artistes vers des mises en pratique multiples, Baptiste Morizot mêle à une écriture délicate, précise et poétique, une expérience de terrain liée une nécessité contemporaine : l’urgence à repenser nos relations aux autres vivants.

 

Sa méthode philosophique, telle qu’il la décrit, « métissée de pistage, d’attention aux signes et aux indices[4] », inaugure une forme d’écriture inédite, nécessairement plurielle. Dans Les Diplomates, suivant une galerie de portraits de 15 diplomates, de l’« humain-lion de Hohlenstein », « précurseur mythique des diplomates zoocéphales »,  à Aldo Leopold, « le diplomate montagne », en passant par Saint François, « diplomate impossible », Lorenz, « diplomate embarqué », Ernest Thompson Seton, « diplomate déchiré », Morizot crée la fresque sur laquelle va reposer toute l’originalité de sa pensée : la recherche du mot-boussole (ici la diplomatie), le plus exact et sensible, derrière lequel faire affluer la possibilité concrète d’un réajustement des liens entre l’humain et les autres vivants ; une filiation la plus large possible, de l’éponge de mer aux théoriciens, pour une mise en perspective ouverte à toute forme de vie et de pensée. Morizot convoque ainsi tous les types d’intelligence, de celle du chasseur à celle de l’autiste, comme avec la « diplomate des génies animaux », Temple Grandin, dont le handicap a permis de résoudre des énigmes comportementales chez les animaux et, par la suite, de faire appliquer aux États-Unis des pratiques d’abattage prenant mieux en compte les besoins de l’animal avant sa mort.

 

C’est l’attention portée par Morizot à une galerie de portraits vaste, de l’animal à l’humain, son goût pour le maniement des mots, sa subtilité conceptuelle mais aussi son intelligence du terrain (notamment à travers la pratique du pistage, qu’il va développer dans Sur la piste animale et pousser à son comble dans Manières d’être vivant), qui ont suscité l’admiration du jury du Prix Gide du Contemporain capital. L’art du pistage, lié à celui d’écrire, tous deux consistant à se glisser, donnent par exemple lieu à un Je-loup qui, à travers une forme alternativement littéraire et philosophique, rend réalisable la sortie du conflit entre hommes et loups :

 

Tout à coup, je sens le flanc chaud d’une louve contre moi pendant qu’on attend le départ à la chasse, son flanc avec son poids qu’elle fait peser sur mon flanc, la joie pure qu’elle s’abandonne ainsi contre mon pelage de loup, ce signe de confiance, ce signe silencieux de désir de contact, la sensation euphorique du seul contact du corps de l’autre, innocent, chacun regardant ailleurs, les oreilles dressées vers les mouvements de la meute, des louveteaux, vers la lune ; la loyauté et l’attachement que ce contact dit sans avoir besoin de rien dire (je suis là, je suis mieux contre toi qu’ailleurs, tout est dit) ; allez, ça va démarrer, elle se lève, elle trottine vers la rivière, elle a soif, je la connais, et je la suis, même si je n’ai pas soif, parce que le centre chaud du monde se déplace, non plus avec moi, mais devant moi désormais. Pendant qu’elle lape l’onde dans la nuit, je regarde la rivière en amont, se perdre dans ses méandres, ils m’appellent, je veux les explorer, mais un hurlement retentit derrière nous dans la clairière où nous étions avec la meute, c’est notre leader, la femelle qui nous guide, elle nous appelle pour le départ à la chasse, nos quatre oreilles sont bandées vers sa voix, et nous la rejoignons, mon museau aimanté devant moi par la queue loquace de Louve. Il n’y a pas vision plus familière : suivre la pointe de fourrure d’une queue aimée, le champ de vision occupé par le rythme gracieux du balancement de sa croupe devant, à travers les paysages alentour rendus évanescents par la vitesse. La silhouette devant d’un autre loup au trot, c’est là, le foyer du loup. En moi, devant moi, en moi, devant moi, ainsi circule le centre du monde-loup, c’est son battement journalier.

 

Que fait un grand écrivain ? Il arpente et ouvre de nouveaux espaces, il explore, et invite à explorer. Le grand écrivain est aussi et d’abord un grand explorateur. Le texte lui-même devient un lieu de rencontre et de révélation. Il s’agit de positionner l’esprit, mais aussi son corps. Il s’agit donc bel et bien de comprendre le monde (cum prehendere : saisir avec), autrement dit, de l’embrasser. Dès lors, la qualité amoureuse du texte de Morizot est aussi ce qui en fait la particularité. Le philosophe aime ce dont il parle — et de quoi parle-t-il ? De la vie.

De la vie telle qu’il faudrait la retrouver, la protéger, la créer.


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En quoi Baptiste Morizot est-il un contemporain capital ?

 

Alors que l’on reconsidère aujourd’hui l’humain comme faisant partie du vivant, qu’une pensée uniformisée de la « Nature » face à l’« Homme » se détraque, avec Baptiste Morizot se dessine, dans l’humilité et la justesse, l’affirmation d’un type de puissance bien particulier : les « puissances relationnelles ». Tout l’intérêt de son travail est là : penser la relation.

 

Son œuvre est brûlante, ou plutôt étincelante, en ce qu’elle contient les foyers multiples d’une pensée nouvelle, au cœur de ce qu’il identifie comme une « crise de la sensibilité[5] ». Son travail mérite d’élargir encore son écho, de rencontrer la langue d’autres auteurs, qui comme lui trouvent dans l’observation du vivant et la recherche de mots ajustés — par exemple la sagesse des lianes de Dénètem Touam Bona — des propositions de réorganisation, hors des logiques coloniales, de nos sociétés. La diplomatie du vivant de Morizot entre alors en dialogue avec le Tout-monde de Glissant, et la poétique faite politique de Chamoiseau[6].

 

Le style de Baptiste Morizot est à la fois philosophique et incarné. Il écrit depuis le Var, le Vercors, les Cévennes, le parc national de Yosemite, le Kirghizistan, dans les pas d’un loup, d’un ours, d’une panthère, en convoquant un savoir profond, venu de la terre comme des livres  — « La vie passe, mystérieuse caravane – dérobe-lui sa minute de joie », note-t-il en citant le poète persan Omar Khayam, alors qu’il piste la panthère.

 

Sa langue est claire, sûre, toujours ancrée. Morizot sait faire émerger une pensée complexe sans jargon inutile, et touche par sa capacité à faire sentir ce qui se joue dans une empreinte, un sillon d’eau ou un regard. Elle n’évite pas pour autant un tâtonnement actif, une autre méthode pour appréhender l’idée : L’Inexploré évolue ainsi de chiffres en nombres, en proposant une lecture dans l’ordre voulu par le lecteur, par piochées. Évitant tous les écueils de l’approximation, le livre devient un réservoir de possibles qui déconstruit les erreurs dans nos manières d’aborder la vie (bien souvent, de la détruire). C’est un guide réellement utile pour les politiques, pour les agriculteurs, et pour sortir des oppositions : Morizot y propose par exemple une réponse au conflit entre spécisme et antispécisme, par l’ouverture d’un « troisième espace », le « multispécisme », duquel découle un régime terrestre, en accord avec le fait troublant pour l’être humain d’être « né un prédateur empathique ».

 

Le préfixe « re » occupe une place importante dans le texte de Morizot : il s’agit moins chez lui d’un retour à un état ou à un lieu antérieur que d’une action tenace, répétée, vivifiante, visant à réparer les milieux, réenchanter les paysages, repenser les rapports au sol, à l’eau, au végétal ou, comme il le dit lui-même dans un titre suggestif : Raviver les braises du vivant. Pour réenforester, réapprendre, retisser, repeupler, il cherche des alliances (« alliance avec le peuple castor face au désert qui vient »), « un front commun[7] ». S’ouvre ainsi la perspective d’une réconciliation entre les mondes humains et non-humains, mais aussi entre urbains et ruraux, militants et paysans, protecteurs et usagers. Ce faisant, et c’est l’un des tours de force de cette œuvre, il pose les bases d’un nouveau contrat socio-écologique.

 

Les thématiques de Morizot (le partage du territoire avec les animaux, la justice écologique, la réforme de nos imaginaires, la reconnaissance des formes d’intelligence non humaines, la restauration des milieux) croisent les préoccupations majeures de notre temps : crise climatique, effondrement de la biodiversité, fragmentation des territoires, perte de sens.


Le jury a été particulièrement impressionné, mais aussi, pourquoi ne pas le dire, ému, par cette œuvre en devenir, qui parvient à communiquer au lecteur son expérience : l’art du pistage ouvre à une éthique et une esthétique de la rencontre qui doit préparer le monde de demain — et réparer celui d’aujourd’hui.

 

« Tant de fois j’ai senti la nature réclamer de moi un geste, et je n’ai pas su lequel lui donner[8] », écrivait André Gide. Morizot donne un commencement de réponse concrète à cette impasse.


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En conclusion

 

L’œuvre de Baptiste Morizot assure une continuité avec les grands penseurs de l’écologie, mais sa puissance réside dans la façon dont elle déborde toute discipline unique pour aller vers des alliances nouvelles. Par sa poésie du temps long et de l’instant précieux (avoir pour ancêtre une éponge de mer — ou « le souvenir organique de la mer emmenée avec nous sur la terre[9] » au moment de saler son plat), elle est un moteur (proustien à sa manière) de révélation. Par sa finesse ontologique et ses puissances de renversement, par sa création d’un nouveau lexique du vivant convoquant les sciences et la littérature, elle est porteuse d’une révolution discrète, qui nous équipe – en mots comme en modèles conceptuels – contre les modèles défaillants.

 

Dernier livre de Baptiste Morizot : Rendre l'eau à la terre. Alliances dans les rivières face au chaos climatique, Arles, Actes Sud, "Mondes sauvages", 2024. Avec Suzanne Husky.


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Extrait

 

Toutes les journées ici nous travaillent comme le vent la silhouette des arbres, par leur intensité sensorielle : les rafales glacées qui traversent tout le corps, comme si nous étions des fantômes, des vents nous aussi, mais on continue à avancer transis, puis vivifiés d’être devenus immatériels ; les orages de grêle qui nous clouent sur nos chevaux, et la joie d’avancer : toutes ces intempéries que l’on avait appris à fuir, qui ici un instant nous effraient, mais qu’on traverse (car il n’y a nulle part où fuir, où s’abriter), pour enfin comprendre, transformés, essorés, traversés, trempés, qu’il n’y avait rien à craindre.
Puis les soleils caniculaires nous sèchent, et autour, partout, les paysages immenses rentrent au forceps dans les yeux, nous faisant dedans aussi vastes qu’eux ; et la pluie glacée à nouveau, les déséquilibres des sols crevassés, du bush, l’amble du cheval le long des corniches de vertige, la traversée des rocailles, des torrents, des taillis, mille sols pour les pieds auxquels s’ajuster, exerçant ce qu’il y a de si intelligent dans un corps vivant.
Intensité physique aussi : avancer sur des terres qui ne connaissent pas le sentier, les rotules branlant dans les pierriers, sur des travers pas faits pour l’humain, puis se laver dans l’eau glacée, la peau malmenée par les genévriers cinglants, mais toujours joyeux, d’être surélevé au-dessus de soi, toujours tranquille, après avoir désappris chaque jour un peu plus la peur infondée de la grêle, de l’éboulis et des vertiges.
De cette submersion, nous sortons retendus d’intensité sensorielle, l’espace intérieur gonflé comme une voile de navire quand le vent monte, une voile dépliée à l’échelle du dieu ciel d’ici.
Le lendemain matin, nous trouvons notre première empreinte de panthère, parfaitement dessinée dans la glaise, sur la ligne de crête, que nous longeons entre orages et soleils. Puis nous redescendons enfin, à pied, de cette crête esseulée, vide, aplat battu des vents, royaume inaccessible, où nous ne reviendrons jamais. (Et qu’y a-t-il, sur la crête d’Umeut, à part du vent et des souvenirs ?) »
[…]
Cette pratique de la nature, je m’en rends compte en observant longuement, du coin de l’œil, les rangers et notre guide, est avant tout un décentrement d’un type rare : être comme projeté hors de soi par effraction, sur le tremplin des jumelles, hors du champ, loin du soi et des congénères. Les jumelles sont un instrument d’exercice spirituel : aiguisant le regard-faucon avec une telle intensité, projetant loin de soi une attention concentrée sur l’autre et une disponibilité acéphale, où l’ego disparaît presque malgré lui (je défie qui que ce soit de penser à soi lorsqu’il pointe des jumelles).
C’est un instrument comme un autre pour “travailler à sa propre disparition”. Mais cette perte de l’ego ne passe pas par un sacrifice de l’ego, par une culpabilité d’être soi. C’est un oubli de soi au sens où l’on oublie son parapluie, tellement captivé par autre chose. On a laissé l’ego au portemanteau, parce que le monde et d’autres soi sont pour une fois plus intéressants que lui. Ce pistage philosophique que je crois deviner chez les rangers, c’est l’attitude d’un vivant porté par un intérêt incandescent et désintéressé pour les vivants devant. Un vivant fasciné par les vivants, mais parmi eux – qui sent que nous sommes des vivants avant d’être des humains. Qui cherche le commun dans la différence, les segments communs qui fondent notre animalité particulière : notre manière humaine d’être vivants. 

 

« La patience de la panthère », Sur la piste animale, Arles, Actes Sud, p. 52-61.

 


[1] Sur la piste animale, Arles, Actes sud, 2017.

[2] Marseille, Wildproject, 2023. Le livre reçoit le prix de la Fondation de l’Écologie Politique en 2016 et le prix littéraire François Sommer 2017.  

[3] Arles, Actes Sud, 2024. Avec Suzanne Husky.

[5] Voir Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Arles, Actes Sud, 2020.

[6] Voir : Patrick Chamoiseau, Que peut la littérature quand elle ne peut ?, Paris, Seuil, 2025.

[7] Sous-titre de Raviver les braises du vivant.

[8] André Gide, Les Nourritures terrestres, Paris, Mercure de France, 1897, p. 57.

[9] Manières d’être vivant, Arles, Actes Sud, 2020, p. 81.

© Prix Gide du contemporain capital 2025

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