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Discours de remise du prix Nobel

Dernière mise à jour : 4 août

André Gide est récompensé en 1947 par le jury du Prix Nobel “pour l'importance et la valeur artistique d'une œuvre dans laquelle il a exposé les problèmes de la vie humaine avec un intrépide amour de la vérité et une grande pénétration psychologique”. Voici le discours de présentation par le secrétaire permanent de l'Académie suédoise, Anders Österling.


À la première page du remarquable journal tenu par André Gide pendant un demi-siècle, l’auteur, alors âgé de vingt ans, se retrouve au sixième étage d’un immeuble du Quartier latin, à la recherche d’un lieu de rencontre pour « Les Symbolistes », le groupe de jeunes gens auquel il appartenait. De la fenêtre, il contemplait la Seine et Notre-Dame au coucher du soleil d’une journée d’automne et se sentait comme le héros d’un roman de Balzac, un Rastignac prêt à conquérir la ville qui s’étendait à ses pieds : « Et maintenant, à nous deux ! » Cependant, l’ambition de Gide était de poursuivre des chemins longs et sinueux ; aussi n'était-elle pas destinée à se contenter de victoires faciles.


L’écrivain de soixante-dix-huit ans qui reçoit aujourd’hui les honneurs du prix Nobel a toujours été un personnage controversé. Dès le début de sa carrière, il s’est placé au premier rang des semeurs d’angoisse spirituelle, mais cela ne l’empêche pas aujourd’hui d’être considéré presque partout comme l’un des plus grands noms de la littérature française, ni de jouir d’une influence qui s’est maintenue sans faiblir à travers plusieurs générations. Ses premières œuvres ont été publiées dans les années 1890 ; la dernière date du printemps 1947. Une période très importante de l’histoire spirituelle de l’Europe est décrite dans son œuvre, qui constitue en quelque sorte le fondement dramatique de sa longue vie. On peut se demander pourquoi l’importance de cette œuvre n’a été appréciée à sa juste valeur que récemment : la raison en est qu’André Gide appartient sans conteste à cette catégorie d’écrivains dont l’évaluation réelle nécessite une longue perspective et un espace suffisant pour les trois étapes du processus dialectique. Plus que n'importe lequel de ses contemporains, Gide a été un homme de contrastes, un véritable Protée aux attitudes perpétuellement changeantes, travaillant sans relâche à des pôles opposés afin d’en faire jaillir des étincelles éblouissantes. C’est pourquoi son œuvre donne l’impression d’un dialogue ininterrompu dans lequel la foi lutte constamment contre le doute, l’ascétisme contre l’amour de la vie, la discipline contre le besoin de liberté. Même sa vie extérieure a été nomade et changeante, et ses célèbres voyages au Congo en 1927 et en Russie soviétique en 1935 – pour ne citer que ceux-là – sont une preuve suffisante qu’il ne voulait pas être classé parmi les inoffensifs casaniers de la littérature.


Gide est issu d’une famille protestante dont la position sociale lui a permis de suivre librement sa vocation et de consacrer plus d’attention que la plupart des autres à la culture de sa personnalité et à son développement intérieur. Il a décrit ce milieu familial dans sa célèbre autobiographie dont le titre, Si le grain ne meurt (1924), est tiré des paroles de saint Jean sur le grain de blé qui doit mourir avant de mûrir. Bien qu’il ait vivement réagi contre son éducation puritaine, il n’en a pas moins réfléchi toute sa vie aux problèmes fondamentaux de la morale et de la religion, et a parfois défini avec une rare pureté le message de l’amour chrétien, notamment dans son court roman La Porte étroite (1909), qui mérite d’être comparé aux tragédies de Racine.


D’autre part, on trouve chez André Gide des manifestations encore plus fortes de ce fameux « immoralisme » – une conception que ses adversaires ont souvent mal interprétée. En réalité, elle désigne l’acte libre, l’acte « gratuit », la libération de toutes les répressions de la conscience, quelque chose d’analogue à ce qu’exprimait le reclus américain Thoreau : « Le pire, c’est d’être à soi-même son propre esclavagiste. » Il faut toujours garder à l’esprit que Gide avait quelque difficulté à présenter comme une vertu ce qui se compose de l’absence des vertus généralement reconnues. Les Nourritures terrestres (1897) était une tentative de jeunesse dont il s’est ensuite détourné, et les diverses délices qu’il chante avec enthousiasme nous évoquent ces beaux fruits des terres méridionales qui ne supportent pas la mise en conserve. L’exhortation qu’il adresse à son disciple et à son lecteur, « Et maintenant, jette mon livre. Quitte-moi ! », il a été le premier à la suivre dans ses œuvres ultérieures. Mais ce qui laisse la plus forte impression, dans Les Nourritures comme ailleurs, c’est l’intense poésie de la séparation, du retour, qu’il a su si magistralement saisir dans le chant flûté de sa prose. On la redécouvre souvent, par exemple dans cette brève note de journal, écrite plus tard, près d’une mosquée à Brousse, par un matin de mai : « Ah ! ah ! recommencer à neuf, et sur de nouveaux frais ! Éprouver avec ravissement cette tendresse exquise des cellules où filtre l’émotion comme un lait... Brousse aux épais jardins, rose de pureté, rose indolente à l’ombre des platanes, se peut-il que ne t’ait point connue ma jeunesse ? Déjà ? Est-ce un souvenir que j’habite ? Est-ce bien moi qui suis assis dans cette petite cour de mosquée, moi qui respire, et moi qui t’aime ? ou rêvé-je seulement de t’aimer ? Si bien réellement j’étais, aurait-elle volé si près de moi, cette hirondelle ? »


Derrière l'étrange et incessant changement de perspective que nous offre l'œuvre de Gide, tant dans ses romans que dans ses essais, ses carnets de voyage ou ses analyses d’événements contemporains, on retrouve toujours la même intelligence souple, la même psychologie incorruptible, exprimées dans un langage qui, par les moyens les plus sobres, atteint une limpidité toute classique et la plus délicate variété. Sans entrer dans les détails de l'œuvre, mentionnons à ce propos le célèbre Les Faux Monnayeurs (1926), avec son analyse audacieuse et pénétrante d'un groupe de jeunes Français. Par la nouveauté de sa technique, ce roman a inspiré une toute nouvelle orientation dans l'art contemporain du récit. À côté de lui, placez le volume de mémoires déjà mentionné, dans lequel l'auteur a voulu raconter sa vie avec sincérité, sans rien ajouter qui puisse lui être favorable ni dissimuler ce qui lui serait désagréable. Rousseau avait eu la même intention, à cette différence près que Rousseau expose ses défauts avec la conviction que tous les hommes étant aussi mauvais que lui, aucun n'osera le juger ou le condamner. Gide, cependant, refuse tout simplement d'admettre à ses semblables le droit de porter un jugement sur lui ; il fait appel à un tribunal supérieur, à une perspective plus vaste, dans laquelle il se présentera devant l'œil souverain de Dieu. La signification de ces mémoires est ainsi indiquée dans la mystérieuse citation biblique du grain de blé qui représente ici la personnalité : tant que celle-ci est sensible, délibérée et égocentrique, elle demeure seule et sans pouvoir de germination ; ce n'est qu'au prix de sa mort et de sa transmutation qu'elle acquerra la vie et pourra porter des fruits. « Je ne pense pas, écrit Gide, qu'il y ait façon d'envisager la question morale et religieuse ni de se comporter en face d’elle, qu'à certain moment de ma vie je n'aie connue et faite mienne. Au vrai, j'aurais voulu les concilier toutes, et les points de vue les plus divers, ne parvenant à rien exclure et prêt à confier au Christ la solution du litige entre Dionysos et Apollon. »


Une telle déclaration met en lumière la polyvalence intellectuelle pour laquelle Gide est souvent critiqué et incompris, mais qui ne l'a jamais conduit à se trahir lui-même. Sa philosophie a une tendance à se régénérer quoi qu’il en coûte et ne manque pas d'évoquer le phénix miraculeux qui, s’élançant hors de son nid de flammes, jaillit vers un nouvel envol.


Dans des circonstances comme celles d'aujourd'hui, où, remplis d'une gratitude admirative, nous nous attardons devant les riches motifs et les thèmes essentiels de cette œuvre, il est naturel que nous passions outre les réserves critiques que l'auteur lui-même semble prendre plaisir à susciter. Car même à un âge mûr, Gide n'a jamais plaidé en faveur d'une acceptation pleine et entière de ses expériences et de ses conclusions. Ce qu'il souhaite avant tout, c'est susciter et exposer les problèmes. Même à l'avenir, son influence se fera sans doute moins sentir par une acceptation totale que par de vives controverses autour de son œuvre. Et c'est là que réside le fondement de sa véritable grandeur.


Son œuvre contient des pages qui provoquent comme un défi par l'audace presque inégalée de la confession. Il souhaite combattre les pharisiens, mais il est difficile, dans cette lutte, d'éviter de heurter certaines normes plutôt délicates du caractère humain. Il faut toujours se rappeler que cette manière d'agir est une forme d'amour passionné de la vérité qui, depuis Montaigne et Rousseau, est un axiome de la littérature française. À travers toutes les phases de son évolution, Gide est apparu comme un véritable défenseur de l'intégrité littéraire, fondée sur le droit et le devoir de la personnalité de présenter tous ses problèmes avec détermination et honnêteté. De ce point de vue, son activité longue et variée, relancée de tant de manières variées, représente incontestablement une valeur idéaliste.


Puisque M. André Gide, qui a déclaré avec une grande gratitude accepter la distinction qui lui est offerte, n’a malheureusement pas pu se joindre à nous pour des raisons de santé, son prix va donc maintenant être remis à Son Excellence l’ambassadeur de France.


Extrait de Nobel Lectures, Literature 1901-1967, Editor Horst Frenz, Elsevier Publishing Company, Amsterdam, 1969, traduit de l'anglais par Michaël Ferrier.

 


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